Il y va de notre responsabilité de réparer les liens.
Mais n’appréhendons pas le terme de responsabilité seulement en son sens moral ou éthique. Entendons que derrière la notion de responsabilité se cache aussi le pur et simple besoin essentiel, pour nos âmes, de respirer à nouveau et de renaître grâce à tous ces liens que nous allons renouer. Comment, cependant, écouter ce besoin et réparer les liens ? Cela fait des années que je m’interroge là-dessus et, ce faisant, je suis retombé sur une évidence… On pense souvent être originaux, mais en fait on passe son temps à « redécouvrir l’Amérique », car beaucoup de choses avant nous ont été dites et c’est un fait, nous sommes les héritiers de vieilles sagesses. Or, face à ces vieilles sagesses, nous avons à être non pas des héritiers passifs mais des héritiers créateurs, c’est-à-dire qui reprennent le flambeau pour le faire briller aujourd’hui, dans les conditions contemporaines, de façon nouvelle, inédite, créatrice grâce aux circonstances du temps présent, avec les formes et les opportunités d’aujourd’hui, avec les forces qui sont les nôtres aujourd’hui.
Mais quelle est donc cette vieille évidence ? Les anciennes sagesses nous rappellent que l’homme n’est rien tout seul, que l’homme est un être de liens : tout seul, je ne peux rien ; l’union fait la force ; si je tombe du ventre de ma mère et qu’il n’y a personne pour me recueillir, je meurs. Je suis obligé, en tant qu’être humain, de passer de matrice en matrice, tout au long de ma vie pour aller peu à peu vers l’autonomie. Mais je ne suis pas autosuffisant, je dois passer par la matrice de soin, de la famille, de l’école, de l’éducation et toutes ces matrices vont me faire grandir en humanité et me conduire à m’investir, à révéler en moi ce que l’humain a de plus sublime et de plus subtil. Or chacune de ces matrices forme ce que j’appelle un écosystème de vies bien reliées, au sein duquel nous nous souffrons mutuellement cette capacité de grandir en humanité. Si nous voulons renouer nos grands liens de réparation du tissu déchiré du monde, commençons par créer, partout où nous vivons et nous engageons, ces écosystèmes de vies bien reliées. Peu à peu se formera un réseau libre à partir de ces écosystèmes…
Si nous voulons aujourd’hui recréer nos liens et respirer à nouveau grâce à eux, il nous faut créer, là où nous vivons en famille, là où se situe notre sociabilité la plus proche, là où nous travaillons, là où nous nous engageons collectivement ou associativement, nous avons autant d’occasions de travailler « grandeur nature », ensemble, à réparer nos liens. La réponse passe donc par le groupe. Mais la réponse commence en nous. Tout part de soi, de ce premier lien à soi. De la libération en soi de la source de toute vie, de toute harmonie, de toute pensée juste, effort juste et action juste.
SE DÉSÉGOTISER
Dans son extraordinaire ouvrage « Le chemin de l’homme », le philosophe Martin Buber indique que « dans la vie spirituelle, il s’agit de commencer toujours par soi vers plus grand que soi » et de « commencer par soi mais ne pas se prendre pour but « . Voilà où se loge la puissance des liens : dans leur capacité à nous hisser vers plus grand que nous-même. Le lien à soi-même, n’est pas ainsi un rendez-vous narcissique de l’égo à lui-même, ni un ego trip, c’est une sorte de soi vers l’intérieur, qui m’amène vers quelque chose qui est infiniment plus grand que moi-même en moi-même, comme le disait saint Augustin, « la conscience divine, seule est réelle ». Mais qui a fait cette expérience, qui a vécu cette percée intime ? Socrate, lui, disait : « connais-toi toi-même, tu connaîtras l’Univers et les dieux ».
La relation à l’autre m’invite elle aussi à aller vers plus grand que moi, à me décentrer, à me « déségotiser », c’est-à-dire à quitter mon ego et à faire davantage attention aux autres. Elle aussi est une école de la transcendance, vers ce qui transcende au double sens où je vais vers quelque chose qui me dépasse et dans lequel je me surpasse, pour me trouver au-delà de moi-même, ou, comme le dit le sage soufi Rûmî, « je suis entré dans la maison et en me laissant au-dehors » et là m’attendait « l’origine de mon origine ». La fraternité, la compassion, le dévouement, la disponibilité, le désintéressement, le partage, le dialogue me conduisent à l’autre et continuent de faire grandir mon lien à moi-même.
Un sage, un poète, un visionnaire
Djalâl-od-Din Rûmî (1207-1273), fondateur de la célèbre confrérie soufie, connue en Occident sous le nom de derviches tourneurs, est à la fois un maître spirituel désigné en Orient comme « Mawlânâ », le maître par excellence, un poète, un philosophe, mais aussi un visionnaire : avec sept cents ans d’avance, il parle des dangers de la fission nucléaire et de la pluralité de mondes. Ses ouvrages (Odes mystiques, Quatrains, Le livre du dedans) reflètent son amour de la beauté, sa nostalgie du divin. Son œuvre principale, le Mathnawî, vaste théodicée, qui constitue le plus profond commentaire ésotérique du Coran, est encore lue et méditée dans tous les pays de l’islam.
La nature, enfin, me conduit vers plus grand que moi. Elle m’amène vers ce cosmos qui est presque lui-même l’infini, ou plutôt qui est, dans le miroir de cette existence, ce qui reflète le mieux l’infinie réalité. Cette nature universelle est une grande maîtresse de sagesse, de contemplation…
Créer des écosystèmes de vies bien reliées
Martin Buber dit aussi que l’homme pense toujours qu’il est au mauvais endroit. Toutefois, poursuit-il, l’homme est en réalité toujours au bon endroit mais il ne le sait pas, il ne s’en rend pas compte. Il est donc faussement persuadé qu’il ne peut pas agir, qu’il n’a pas les moyens, qu’il est impuissant là où il est. Mais si nous savions, pour créer ces écosystèmes dont nous avons maintenant la responsabilité, faire le compte véritable de nos forces avec les autres autour, et en nous, nous nous rendrions compte que nous sommes peut-être en fait exactement au bon endroit, et que nous pouvons faire bien davantage que nous ne le pensions.
Ce n’est plus l’image du colibri qui agit tout seul, mais l’histoire de petits collectifs, de tous ces petits groupes qui vont nous permettre de créer ce que j’appelle des arches de Noé où nous allons mettre en terre les semences du monde à venir. Ils vont s’ériger partout où nous vivons, partout où nous agissons, partout où nous travaillons, partout où nous nous engageons. Comme je le dis souvent, il me semble qu’actuellement il vaut mieux être Noé que Moïse. Pourquoi ? Parce que Moïse descend du Sinaï avec la loi et vient annoncer une vérité. Aujourd’hui, allons-nous en annonçant au monde notre vérité, celle du lien à restaurer, de tous nos liens à recréer, à réinventer, alors que ce monde actuel est livré à un vacarme effroyable ? Comment notre voix pourrait-elle retentir dans cette cacophonie ? Est-ce que le vacarme effroyable du monde actuel est prêt à recevoir cette vérité des liens ? Cette évidence qui devrait pourtant en être une pour toute la civilisation si celle-ci avait encore un tant soit peu de bon sens ? Cette évidence qui nous rappelle que nous avons besoin de retrouver le sens et l’usage de la puissance des liens ? Est-ce que la civilisation est prête ? Non, c’est presque impossible de le faire entendre à grande échelle, de le faire valoir au niveau politique.
Mais cette difficulté ne doit pas nous faire renoncer. Elle ne doit pas nous persuader de notre impuissance, ni nous désespérer. Le désespoir est, comme le disait un père chrétien, l’autre démon intérieur, le premier étant l’orgueil. Tous deux nous proposent de nous effondrer au prétexte que le monde va s’effondrer. Or il y a bel et bien quelque chose à faire. Mais nous n’allons pas faire comme Moïse, nous allons faire comme Noé, c’est-à-dire que nous allons agir modestement, là où nous sommes, à notre échelle, les uns avec les autres, dans la multitude de nos petites arches. Peut-être qu’au départ, dans notre petite arche, nous serons deux. Peut-être qu’ensuite, nous serons trois. Il nous faudra sans doute lutter contre le sentiment décourageant que tout cela ne suffit pas et ne suffira pas à transformer le monde. Néanmoins, c’est toujours comme cela que commencent les grandes révolutions, les grands bouleversements ; par de petites émergences.
Je vous invite ainsi à devenir, dès demain, les acteurs de ces petites émergences, les tisserandes et tisserands qui ont entrepris, envers et contre tout, sans se laisser distraire ni décourager, de rester concentrés, focalisés, consacrés à réparer là où ils sont tel ou tel petit bout du tissu déchiré du monde…
Patiemment mais activement, c’est-à-dire en fortifiant en silence toutes ces graines de liens. Elles vont faire renaître le monde, une autre humanité. Car dans l’univers, une loi très simple nous éclaire : quand le déséquilibre s’accentue, quand la dissolution s’aggrave, il se produit quelque chose de si chaotique que les conditions sont réunies pour une renaissance. Il faut des ténèbres pour que la lumière jaillisse. Tôt ou tard, donc, confiance, espérance, le monde que nous connaissons arrivera au terme de ses folies et une renaissance émergera, dont la semence est déjà semée, encore souterraine et invisible, dans les efforts de tous les tisserands et tisserandes d’aujourd’hui, que vous êtes.
Abdenour Bidar