APRIVOISER, C’EST CRÉER DES LIENS

Le 6 mars 1943, l’aviateur et écrivain Antoine de Saint-Exupéry publie un conte philosophique et poétique qu’il illustre de ses propres dessins à l’aquarelle. La fable met en scène un petit prince aux cheveux d’or. Le renard qu’il rencontre au chapitre XXI est un personnage clé du livre, une sorte de guide spirituel qui lui donne des leçons de sagesse et lui montre que l’une des choses les plus importantes de la vie, c’est de créer des liens et de savoir aimer.

C’est alors qu’apparut le renard : « Bonjour, dit le renard.

  • Bonjour, répondit poliment le petit prince, qui se tourna mais ne vit rien.
  • Je suis là, dit la voix, sous le pommier…
  • Qui est-tu ? dit le petit prince. Tu es bien joli…
  • Je suis un renard, dit le renard.
  • Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste.
  • Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
  • Ah ! pardon », fit le petit prince. Mais après réflexion, il ajouta : « Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
  • Tu n’es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu ?
  • Je cherche les hommes, dit le petit prince.
  • Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
  • Les hommes, dit le renard, ils sont des fusils et ils chassent. C’est bien gênant ! Ils élèvent aussi des poules. C’est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?
  • Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ?
  • C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens ».
  • Créer des liens ?
  • Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…
  • Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur. Je crois qu’elle m’a apprivoisé.
  • C’est possible, dit le renard. On voit sous terre toutes sortes de choses… {…} Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent, et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais si tu m’apprivoises, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai un bruit de pas qui sera différent de tous les autres. Les autres pas me font rentrer sous terre. Le tien m’appellera hors du terrier, comme une musique. Et puis regarde ! Tu vois, là-bas, les champs de blé ? Je ne mange pas de pain. Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c’est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d’or. Alors ce sera merveilleux quand tu m’auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me sera souvenir de toi. Et j’aimerai le bruit du vent dans le blé… Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince : « S’il te plaît… apprivoise-moi ! dit-il.
  • Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître. On ne connaît que les choses que l’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi !
  • Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t’assoiras d’abord un peu loin de moi, comme ça, dans l’herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais chaque jour, tu pourras t’asseoir un peu plus près… »
  • Que faut-il faire ? dit le petit prince.

Le petit prine , chapitre XXI , Éditions Gallimard